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Partager le savoir et imaginer ensemble

Un entretien avec Thomas Bellinck, par Esther Severi (Kaaitheater)

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Dans la production Simple as ABC #3: The Wild Hunt, l’homme de théâtre Thomas Bellinck présente un portrait polyphonique de ce qu’il appelle l’une des formes les plus extrêmes de la chasse aux humains actuelle. Tout comme son œuvre précédente, cette production est basée sur des recherches extensives ; il travaille en effet avec des groupes de personnes se trouvant dans les lieux où des figures clés se réunissent au nom de cette chasse. Ce qui engendre des débats intenses, des récits hallucinants et une performance théâtrale qui bouleverse à la fois l’intellect et le cœur..

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Votre nouvelle production est la prochaine étape dans une série de travaux intitulés Simple as ABC. Vous avez délibérément choisi d’aborder un thème unique, qui est développé dans une longue série  – thème qui est aussi le sujet de votre doctorat en arts visuels (au KASK / School of Arts at the Hogent). Pouvez-vous commenter cette décision et expliquer le titre générique Simple as ABC ?

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Simple as ABC est un projet de recherches qui a donné lieu à toute une série de travaux. C’est une trajectoire à long terme, durant laquelle j’essaie d’aborder sous différents angles certains aspects de la gestion de la mobilité européenne, et notamment le fait que l’Union européenne facilite les mouvements de certains corps dans son espace tandis qu’elle entrave et empêche les mouvements d’autres corps. C’est intentionnellement que j’utilise le terme de « mobilité » plutôt  qu’« asile » ou « migration ». En tous cas, je ne pense pas qu’on puisse faire de distinction entre un type de mobilité et un autre  – l’ouverture des frontières intérieures européennes est inextricablement liée à la fermeture des frontières extérieures de l’Europe.

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La série Simple as ABC est en cours depuis plusieurs années. J’ai créé Simple as ABC #1: Man vs Machine avec Jozef Wouters/Decoratelier. C’était une petite production sans acteurs destinée à de grandes salles qui voulait évoquer les technologies de détection utilisées aux frontières extérieures de l’Europe. À l’époque, il existait un dispositif autour duquel on développait divers projets pilotes : le nez électronique. Son objectif était de remplacer les chiens renifleurs par des machines capables de détecter aussi bien des drogues que des personnes cachées dans des camions.

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Simple as ABC #2: Keep Calm and Validate était plutôt une exploration du discours. Quels mots sont utilisés dans quel but et quel est leur impact sur les images que nous construisons ? Ce projet s’inspirait d’un texte de la Commission européenne consacré au recours à la violence au moment de prendre les empreintes digitales des demandeurs d’asile. Ce texte n’employait pas seulement des termes classiques tels que « migrant », « demandeur d’asile » et « réfugié », mais surtout celui de « data subject ». Sous forme de spectacle musical, cette production entendait explorer les glissements sémantiques devenant de plus en plus fréquents et illustrer l’accélération du processus de numérisation aux frontières, en raison duquel de plus en plus de décisions sont confiées aux algorithmes. Simple as ABC #3: The Wild Hunt a débuté en tant que recherche historique centrée sur le « mobilier mental » de la mobilité et des politiques frontalières  européennes. Pourquoi les gens pensent-ils comme ils le font et quelles sont les racines historiques de cette pensée ?

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Une série permet d’aborder une certaine thématique de façon plus approfondie. Chaque volet de la série est une nouvelle étape dans votre processus de réflexion, c’est l’expression de où vous êtes arrivé dans vos recherches à ce moment-là. J’ai constaté que pour divers  artistes, le fait de travailler en séries leur donne le moyen de créer du temps, par opposition à la logique néolibérale visant à créer autant de « nouvelles » œuvres que possible dans un temps le plus court possible. Est-ce que c’est le cas de votre travail ?

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Une série comme celle-ci semble certainement être une sorte d’antidote. En particulier à une époque où les séries sont utilisées pour accélérer quelque chose et mettre des produits sur le marché. Nous vivons à une époque où « les séries » – comme celles de Netflix – prédominent et où quelque chose qui a du succès doit être présenté dans un nouvel emballage et reformaté au moins trois fois. Dès lors il me semble intéressant d’explorer la portée durable d’un autre type de série, et de chercher à savoir quels seraient les effets d’une recherche approfondie n’ayant pas un caractère définitif, pas de forme prédéterminée et pas de point final. En essayant de travailler dans une série, il s’agit plutôt de construire un univers dans lequel votre pensée peut franchir de nouvelles étapes – tout en continuant à vous focaliser sur le même matériau.

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En outre, une série vous offre l’espace et le temps de ne pas tout faire d’un coup. Dans les étapes antérieures, le travail était plus analytique. Pour Simple as ABC #3, je suis revenu au sentiment que j’avais au tout début. Mais à présent, je suis capable de recontextualiser ce sentiment parce qu’il est ancré dans une réflexion différente de celle d’il y a dix ans. Et il devient plus facile d’y intégrer de plus en plus de gens. Nous essayons de créer un espace où l’on peut échanger différents types d’expertise, en particulier dans le processus actuel.

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Expertise est un mot que vous employez souvent, surtout pour décrire une rencontre et donner aux gens que vous rencontrez et avec lesquels vous  travaillez une place bien définie dans le processus artistique. Tout comme ce que vous avez dit précédemment à propos de termes tels que « migration », vous évitez aussi les mots « migrant » et « réfugié » car ils sont étroitement associés à des notions prédéterminées. Vous, vous préférez parler d’« experts d’une certaine réalité ». L’expertise des groupes de gens qui ont collaboré à Simple as ABC #3 à Athènes et Tunis était très variée : des personnes ayant traversé « illégalement »  la frontière, des  journalistes afghans et grecs ainsi que la police des frontières grecque et des passeurs tunisiens. En tant que chercheur, vous « externalisez » constamment l’idée d’expertise. Est-ce un choix délibéré ?

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Je suis parfois appelé ou invité à parler comme « expert des migrations », mais selon moi je suis avant tout un expert de moi-même car, tout au long de mon travail, je discerne de mieux en mieux la façon dont mon propre privilège est construit. Je sens que j’ai de moins en moins à dire sur les autres, mais plus à propos du fonctionnement de certains mécanismes de pouvoir, de la façon dont j’y suis impliqué, dont j’en tire bénéfice ou dont tout cela est légitimé, et quelles en sont les racines historiques. Ce qui est un savoir différent de ce que peuvent apporter les autres personnes que j’invite dans le processus. J’apprends ainsi qu’il y a différentes formes de savoir. Au cours de ces divers processus et collaborations avec autrui, j’explore surtout des moyens pour donner une place à ces différents types de savoir dans un récit unique.

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Vous évoquez des formes de savoir qui restent souvent invisibles ou très discrètes. Dans Simple as ABC #2, vous mettez l’accent sur un discours institutionnel très visible mais que l’on envisage peut-être rarement comme un tout. En rassemblant les contradictions de ce discours, vous faites apparaître son ambiguïté et peut-être même ses dangers. Simple as ABC #3 traite du savoir, raconté par des voix qui ont rarement la possibilité de raconter eux-mêmes leurs histoires. Leur récit est toujours rapporté par d’autres, dont les journalistes. Du coup, ces histoires sont formatées et stéréotypées. Est-ce que votre conception de l’expertise et de l’(in)visibilité est une exhortation à s’intéresser à ceux qui ont le droit de parler et à ceux qui ne l’ont pas ?

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Pour moi, le mécanisme de l’invisibilité était tout aussi présent dans Simple as ABC #2. À l’époque, j’ai assisté à plusieurs « conférences sur la gestion des frontières et des migrations » au cours desquelles j’ai écouté des exposés faits par toutes sortes d’experts du Bureau européen d’appui en matière d’asile, de Frontex, d’Europol et de l’Agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle dans le domaine de la liberté, la sécurité et la justice. Tout comme moi, la majorité de l’assistance représentait une certaine position de pouvoir et une certaine normativité dominante – et presque tous étaient des hommes blancs en costard. À de rares occasions, on invitait une personne censée représenter la catégorie objectivée du « migrant ». On lui permettait alors de raconter brièvement son histoire afin d’ancrer le discours déshumanisant de ces conférences dans la nécessité humanitaire. Et à partir de cette biographie centrale, tous les autres se mettaient à parler comme s’ils étaient experts en la matière. Mais à part cet unique individu, personne ne savait vraiment ce que signifie passer la frontière de l’Europe, physiquement et psychologiquement. Il y avait seulement des gens qui érigent la frontière. Dans Simple as ABC #3, nous prenons au sérieux l’expertise qui est occultée lors de ces conférences ; ce faisant, l’autre forme d’expertise – la forme normative – devient aussitôt très marginale…

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Il en résulte un arsenal d’histoires qui nous choquent en tant que spectateur – non pas parce qu’elles sont spectaculaires, mais à cause de notre propre naïveté ou de notre collection limitée d’images et de récits concernant une problématique particulière.

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Les auteurs et acteurs qui ont contribué à cette production ont acquis une expertise des dynamiques de la chasse qui se déploie sur et autour de la frontière. Et ils sont capables de décrire cette dynamique avec beaucoup de précision. Vous entendez des choses que vous n’avez jamais entendues avant, simplement parce que ces questions-là ne sont généralement jamais posées.

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Dans de telles collaborations, il faut clairement exposer les enjeux artistiques, dès le début. Dans Simple as ABC #3: The Wild Hunt, c’était l’idée de la « chasse sauvage », une légende paneuropéenne où les scènes de chasse que l’on voyait dans le ciel étaient perçues comme un présage. De même, l’iconographie de la chasse sauvage constitue le sujet de beaucoup de peintures historiques et de scènes de chasse. À partir de certains de ces tableaux, nous avons demandé aux experts de composer leur propre « chasse sauvage », de peindre verbalement une scène qu’ils considèrent comme un moment clé dans la chasse aux humains. Dès le début il faut impliquer vos partenaires dans les recherches préparatoires pour la production, et aussi dans la transposition artistique de ce matériau sur scène.

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Si on parle de la construction des images, il est logique de demander aux gens qui sont le sujet de ces images de réfléchir à comment ils voudraient être représentés. Dans cette production nous le faisons de façon littérale, en posant la question : « Si vous deviez créer une image à propos d’une certaine forme de la chasse aux humains, quelle serait cette image ? » Je pense qu’il est très important de faire un projet artistique ensemble, et que le processus soit aussi approprié et professionnel que possible. Vous faites  appel à un certain genre d’expertise,  de savoir, et les gens sont payés, mentionnés dans les crédits. En termes de contenu, l’accent est mis sur leur connaissance de certaines dynamiques de la chasse, plutôt que sur leurs biographies ou leurs histoires personnelles  – même si elles peuvent être présentes à l’arrière-plan.

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En plus du thème artistique de la chasse sauvage, qui offre une perspective à partir de laquelle on peut construire des images, un autre motif artistique est progressivement venu s’y ajouter en guise de cadre : le musée, servant de contexte et de point de convergence pour le matériau. Car ces « images » devaient en effet être exposées quelque part !

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Pour moi, le musée fonctionne comme un outil de travail et un  espace de réflexion. Dans le sens traditionnel, le musée est le lieu par excellence où une organisation, un État-nation ou une entité politique supranationale se manifestent dans l’espace, où ils présentent thématiquement leurs ambitions dans des salles et des objets, écrivent leur propre histoire et revendiquent un certain avenir. L’historiographie n’est jamais neutre. En fait chaque historiographie est la revendication d’un possible futur sur la base duquel on veut construire un certain monde. Et le musée est l’expression ultime de cet objectif. C’est pourquoi il me semble intéressant de questionner et contester le musée en tant qu’outil. Dans un projet antérieur, Domo de EÅ­ropa Historio en Ekzilo, un musée évoquant l’implosion de l’UE vue depuis le futur, nous avons tenté de parodier de tels projets, tandis qu’aujourd’hui nous tentons de nous rapprocher d’une réponse possible à la question de ce qu’un musée pourrait être aujourd’hui. Nous construisons un vrai musée, mais il est éphémère et sonore. Les gens qui créent les images sont les mêmes que ceux qui ont ces images gravées sur leurs rétines. On peut seulement voir les images parce qu’elles sont momentanément évoquées au moment de leur description. Et elles disparaissent tout aussi vite. Le résultat est que vous visitez une exposition ensemble, en la « pensant » ou la construisant ensemble parce qu’on  fait appel à votre imagination. Pour moi, cette approche par le biais du musée  est une tentative visant à formuler une réponse possible à ce que pourrait être un musée à une époque où cette institution fait l’objet d’un débat justifié : en tant qu’institution du XIXe siècle qui fonctionne bien trop souvent comme un instrument de pouvoir national et colonial. Quelles sont les histoires évoquées par les musées ? À qui y donne-t-on une place et qu’est-ce que cela symbolise ? Qui a écrit les notices ? En quoi consiste la collection ? D’où vient-elle ? À quel contexte a-t-elle été arrachée, voire pillée ? Je ne parle pas seulement du Musée royal d’Afrique centrale de Tervuren, qui fait l’objet de vifs débats à Bruxelles, mais aussi de la façon dont la Grèce négocie toujours avec le British Museum pour récupérer les Marbres d’Elgin du Parthénon deux siècles plus tard.

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Ceci rejoint un champ de tension intéressant, qui est présent dans votre travail de réalisateur de documentaires et votre discours à propos des documentaires. Récemment, vous avez co-organisé un symposium sur le documentaire spéculatif en coopération avec le groupe de recherches The School of Speculative Documentary (KASK) et le Kaaitheater. Le documentaire spéculatif est une approche dans laquelle la question et la conscience des positions (de pouvoir) des réalisateurs contribuent à déterminer les images, et où l’on réserve un espace à l’incertitude liée à la représentation ou l’interprétation de la réalité. Comment avez-vous repéré ces questions dans le processus de création de The Wild Hunt ?

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La première question c’est : à quel point êtes-vous transparent par rapport au fait que vous sélectionnez et éditez certaines choses, qu’en tant que créateur vous êtes constamment présent dans votre travail, que vous êtes le canal qui fait la médiation entre votre appareil artistique et les gens avec lesquels vous collaborez, dans le meilleur des cas, mais qui, au pire, sont traités comme des « personnages », des sujets ou objets d’un récit sur lequel ils n’ont souvent aucun contrôle. Lorsque vous faites un documentaire, vous créez une nouvelle réalité de façon aléatoire. Et la question porte alors sur la prise de conscience que vous imposez et sur le fait de savoir dans quelle mesure vous impliquez des personnes dans la création de cette réalité.

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Dans l’un des premiers ateliers que nous avons organisés en Tunisie, quelqu’un m’a demandé si je n’étais pas gêné par le fait que mon passeport européen me permet de partir en Tunisie sans visa et d’y réaliser quelque chose concernant le fait que les Tunisiens doivent  payer une fortune pour faire une demande de visa leur permettant d’aller en Europe, et que la grande majorité de ces demandes sont rejetées. Une question aussi simple remet directement en cause les rapports de force qui sont le sujet même de cette production. D’une part, c’est évidemment le sujet que vous voulez aborder, mais de l’autre vous réalisez à quel point vous êtes vous-mêmes à l’origine du problème, même avec votre propre pratique artistique. Alors il devient tout à fait impossible d’éviter la question.​

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